CHAPITRE XX

 

Sortir de cette torpeur... Holman secoua la tête, mais c’était pire encore. Il renonça. Le mieux était de ne pas bouger du tout, de laisser à ses sens le temps de revenir, de dissiper l’état de choc. Un instant encore, et il ouvrait lentement les yeux, surpris de se trouver à l’air libre. Une voix étrange parlait à quelque distance. Irréelle, et pourtant angoissée, pressante.

Soulevant légèrement la tête, il chercha d’où venait la voix, et découvrit avec étonnement qu’il gisait sur la route, à quelques mètres de leur véhicule retourné. La voix provenait de l’habitacle dont la portière était ouverte ; il comprit que c’était celle de la radio. La base voulait savoir ce qui s’était passé.

Il avait dû être éjecté du véhicule, mais ne pouvait déterminer encore si c’était sa chance ou non. La portière défoncée par le bus s’était probablement ouverte tandis que la voiture effectuait un tonneau. Avait-il quelque chose de cassé ? Il ne semblait pas. Sa joue était à vif comme s’il s’était écorché sur l’asphalte et ses genoux très douloureux, mais à part cela tout allait apparemment bien. Il fit une tentative pour se soulever et y réussit, même si la tête lui tournait un peu.

Mason ! Où était Mason ? Complètement revenu à lui à présent, Holman se tourna vers le véhicule en prenant appui sur une main. Mason était resté à l’intérieur, certainement. Pourvu, pourvu qu’il ne soit pas blessé ! Tremblant, il se hissa sur ses pieds, et tituba jusqu’à la portière ouverte.

— Mason ! appela-t-il en passant la tête à l’intérieur.

L’habitacle était vide. Holman se retourna en s’appuyant contre la voiture.

— Mason ! appela-t-il plus fort.

Il le vit alors. Mason s’éloignait d’un pas chancelant, plié en deux, la tête dans les mains comme s’il souffrait. Il se dirigeait vers l’autobus rouge, mais comment savoir si c’était délibérément ou à l’aveuglette ? Plusieurs passagers du bus descendaient de la plate-forme et l’examinaient en silence. L’un d’eux pointa l’index vers lui et se mit à ricaner.

— Mason, revenez ! cria Holman, se souvenant que, sans son casque, son compagnon était exposé au brouillard.

Mason n’entendait pas. Il tomba sur un genou comme il atteignait la foule qui continuait à descendre du bus. Dans le groupe on riait, on le montrait du doigt, on interpellait d’autres passagers pour qu’ils viennent voir ce personnage ridicule. De l’avant du bus encastré dans une vitrine, on vit alors émerger entre les débris de verre une silhouette qui se soutenait au flanc du véhicule. L’homme portait l’uniforme des conducteurs des Transports londoniens ; un filet de sang coulait sur sa peau noire, depuis les cheveux crépus jusqu’au menton. Il arborait un sourire épanoui.

Holman s’élança pour avertir Mason, mais ses jambes le portaient mal et ses genoux le faisaient atrocement souffrir. Il appela encore, main tendue vers la foule ; personne ne parut l’entendre.

Le chauffeur observait Mason qui, toujours sur un genou, tanguait d’avant en arrière, avec des gémissements sourds. Il lui envoya un coup de pied, puis se recula ; l’homme à l’allure de bibendum s’effondra, ce qui le fit hurler de rire. Quelqu’un d’autre s’avança pour décocher un coup semblable, et se retira ; et la foule de rire en chœur. Alors, mus par un accord tacite, tous s’assemblèrent autour du corps prostré pour le cribler de coups de pied.

— Non, ne faites pas cela ! hurla Holman.

Dans l’escalade de la violence, nul ne prit garde à ses supplications. Un instant, il eut la stupéfaction de voir apparaître la tête de Mason entre les jambes de ses tourmenteurs ; il avait dû ramper à quatre pattes, son costume épais amortissant en grande partie les coups. Son regard croisa celui de Holman et le reconnut ; il allait l’appeler à l’aide quand un grand coup faucha ses mains ; sa tête nue alla heurter brutalement le pavé, et il ne bougea plus. La joie de la foule fut à son comble. Tous se précipitèrent pour le piétiner d’enthousiasme.

Avec un cri de rage, Holman se remit debout et s’avança vers eux en chancelant ; l’adrénaline que déchargeait la colère dans son organisme lui redonnait des forces. Il bondit dans la mêlée, renversa plusieurs personnes avec lui, se releva aussitôt, distribua coups de poing et de pied. On s’écarta devant lui ; sa fureur inspirait la crainte, parce qu’on la sentait d’une autre nature. Cet homme-là était différent.

Seul le chauffeur n’était nullement impressionné. Il n’avait peur de personne. Il poussa un rugissement en voyant que Holman avait gâché leur partie de plaisir, et se jeta sur lui. Holman tomba face contre l’asphalte, et ses yeux plongèrent dans ceux d’un cadavre.

A quelques centimètres du sien, le visage de Mason tournait vers lui ses traits rigides, ses yeux qui ne voyaient pas. Du sang coulait au coin de sa bouche, signe que ses côtes avaient déchiré un poumon. Etait-ce dû à leur accident, ou au traitement infligé par ces déments, Holman ne le saurait jamais. S’abandonner au désespoir, rester couché là jusqu’à ce que tout le monde soit parti, était désormais son seul désir. Malheureusement, il le savait, ils ne le laisseraient en paix que mort. Le poids qui l’écrasait le délaissa soudain : le grand Noir s’était levé et lui assena un coup de pied dans le dos. Au-dessus de lui, Holman ne vit d’abord que la grisaille, les volutes de brouillard teinté de jaune qui tourbillonnaient avec leur cortège d’impuretés. Un cercle de figures au ricanement mauvais apparut ensuite aux lisières du gris comme la foule se rapprochait, des faces qui l’étudiaient comme s’il était un animal qu’on allait mettre en pièces pour le plaisir. Elles lui rappelaient celles de ses camarades d’école qui, tant d’années auparavant, avaient pris une guêpe dans un bocal à confiture et entrepris d’y verser de l’eau peu à peu, par un petit trou. Le cercle des figures impatientes jubilait au spectacle des efforts de la guêpe pour se libérer. L’eau montait, l’insecte bourdonnait avec frénésie autour de sa prison, et l’espace diminuait, les pattes fragiles tentaient désespérément d’agripper la surface lisse du verre. Les sourires des gamins viraient à la délectation sadique comme l’eau, millimètre après millimètre, emplissait l’espace vide qui délimitait le temps qu’il restait à vivre à la guêpe. L’expression hilare des déments avait évoqué pour Holman celle des écoliers. Les circonstances aussi étaient comparables. Sauf qu’aujourd’hui, personne ne lui sauverait la vie comme il l’avait fait pour la guêpe en arrachant le bocal des mains du meneur pour le briser au sol. Il avait rendu à l’insecte sa petite existence, et son geste lui avait valu une correction, mais la stupeur et la frustration de ses camarades l’avaient payé de retour.

Une des têtes s’approcha, le ramenant au présent. Celle du Jamaïcain. La main du chauffeur noir le saisit aux cheveux, lui souleva la tête et colla ses yeux sur les siens. Dans son regard sombre qui exprimait un amusement cruel, Holman reconnut l’éclat légèrement vitreux de la folie. Il se souvint du revolver.

Avec précaution, il glissa la main sous sa veste, atteignit l’étui, détacha le pistolet. Le canon posé sous le menton de l’homme, il pressa la détente.

La tête du chauffeur explosa, éclaboussant la foule de sang et de cervelle mêlée à des fragments d’os. La force de l’explosion envoya le corps à un mètre. Les doigts n’avaient pas lâché prise sur la chevelure de Holman ; en se crispant sous le coup, ils en arrachèrent une bonne poignée.

Holman sauta sur ses pieds, revolver pointé prêt à entrer une nouvelle fois en action, mais la foule ébahie ne songeait pas à l’attaquer. Tous contemplaient sans comprendre le corps convulsé au sol ; la cause de sa mort échappait à leurs esprits aliénés. Holman se mit à reculer lentement sans les quitter des yeux, guettant le premier signe d’hostilité à son égard. Plusieurs spectateurs essuyaient le sang qui tachait leur visage, puis regardaient leurs mains avec stupeur. Une dame d’un certain âge, qui en temps normal se serait sans doute évanouie à la vue du sang, léchait méthodiquement ses doigts englués de rouge, une main puis l’autre. Ses yeux vitreux examinaient ses compagnons, puis les cadavres étendus sur le sol, et se fixaient sur la silhouette de l’homme qui battait prudemment en retraite. Un grondement s’échappa de ses lèvres.

Holman leur tourna le dos et s’enfuit. Loin de l’autobus, loin de la foule, des cadavres, de son propre véhicule. Il s’enfonça dans le brouillard.

Un cri derrière lui : ils le pourchassaient. Ses jambes douloureuses tenaient mal la course, mais comment renoncer ? S’il cessait de courir, il devrait encore tuer. Et ensuite, ils le mettraient à mort.

Jaillie de nulle part, une voiture apparut. Elle s’arrêta pile devant lui en faisant crier ses freins mais ne put éviter de l’envoyer voltiger sur son capot, bien qu’elle ne l’ait pas heurté à proprement parler ; en l’occurrence, c’était surtout l’impétuosité de sa course qui avait mis Holman dans cette position. La voiture était une vieille Ford Anglia, passablement rouillée mais encore vaillante. S’étant redressé, Holman se rua sur la portière du conducteur qu’il ouvrit sans douceur. Il s’apprêtait à jeter l’homme dehors lorsqu’il entendit :

— Laissez-moi, je vous en prie ! Je ne veux pas rester ici, au milieu de ces cinglés !

Après une seconde d’hésitation, Holman se pencha pour voir le conducteur de plus près. Un homme dans la quarantaine, assez bien habillé. Mais ce qui le frappa, c’est que son regard, bien qu’affolé, ne présentait pas cet aspect vitreux symptomatique de la maladie. Il le regardait d’un air suppliant, et répéta :

— Je vous en prie, laissez-moi partir.

— Finissons-en ! s’impatienta Holman en bousculant le petit homme tremblant qui s’installa sur le siège du passager.

Il emballa le moteur, passa la première en claquant la porte. La voiture bondit. Il était temps : les mains qui s’accrochaient déjà aux vitres durent lâcher prise. Quelqu’un voulut se mettre en travers de sa route ; il fut projeté sur le trottoir après un vol plané. Holman fit un écart pour en éviter un autre, et se trouva brusquement face à un objet qu’il avait oublié : le véhicule de survie retourné. Il dérapa si fortement que la voiture effectua un tête-à-queue et monta sur le trottoir ; il fila ainsi une cinquantaine de mètres, jusqu’à ce qu’un grand lampadaire de béton lui barre le chemin. La Ford regagna alors la chaussée au grand dam de ses pneus ; comme ses poursuivants étaient loin à présent, Holman jugea prudent de réduire sa vitesse par peur d’une collision toujours possible dans le brouillard. Il s’aperçut à ce moment qu’il tenait toujours le revolver, et que son passager malmené le considérait avec appréhension. Il replaça l’engin dans son étui.

Après avoir émis un soupir de soulagement, l’homme questionna nerveusement :

— Vous n’êtes pas comme les autres, au moins ?

Holman quitta la route des yeux un instant pour l’examiner. Le malheureux s’était reculé le plus loin possible contre la porte, et se retenait d’une main au tableau de bord et de l’autre à son siège. Il était blanc de peur.

— Pas comme les autres ? Que voulez-vous dire ?

— Fou, quoi, vous savez bien ! Tout le monde est devenu fou. C’est le brouillard. Dites-moi que vous au moins, vous n’êtes pas fou, que vous êtes comme moi !

Etait-ce possible ? Holman jeta un coup d’œil en coin à son passager. Etait-il possible que la maladie ne l’ait pas affecté ? Il paraissait plutôt normal. Epouvanté, l’œil apeuré, mais lucide étant donné les circonstances.

— Je suis sain d’esprit, affirma Holman en se demandant si c’était bien la vérité.

Pouvait-on rester sain d’esprit après ce qu’il venait de vivre ?

Le passager sourit.

— Dieu merci, vous êtes normal ! J’ai vécu un cauchemar, monsieur. J’étais persuadé que j’étais seul de mon espèce. Vous n’avez pas idée de ce que j’ai vécu...

Il essuya ses yeux humides.

— Ma femme... ma femme a essayé de me tuer. Nous prenions le petit déjeuner. Ce brouillard, nous n’avions pas compris ce qu’il signifiait. Je ne sais pas pourquoi nous n’avons même pas pensé à celui dont on avait parlé, celui de Bournemouth. Un moment, j’ai levé les yeux : elle était assise en face de moi sans bouger, et m’observait avec un drôle de sourire. Je lui ai demandé pourquoi elle souriait, et elle ne m’a pas répondu. Son sourire s’est accentué. Et ses yeux... Ils étaient méconnaissables, écarquillés, comme s’ils ne voyaient pas vraiment...

Il se mit à sangloter sans bruit.

— C’était horrible, monsieur, reprit-il d’une voix entrecoupée.

Prenant une profonde inspiration, il poursuivit :

— Elle s’est levée et elle a contourné la table. Elle était derrière moi, et je ne savais pas qu’elle avait pris le couteau à pain. Je me suis retourné pour m’inquiéter de ce qui n’allait pas, juste comme elle abattait le couteau. Je... j’ai eu de la chance, le couteau m’a touché à l’épaule et sa lame s’est cassée. C’est à ce moment que j’ai compris. Le brouillard ! C’était ce brouillard-là ! Nous nous sommes battus. Je ne voulais pas lui faire mal, mais elle avait une force ! Ma femme est minuscule, vous savez, mais là, elle avait une vigueur incroyable. Elle m’a renversé sur la table, nous nous sommes battus au milieu des restes du petit déjeuner avant de rouler sur le carrelage. Dans la chute j’ai entendu son crâne craquer, elle s’est assommée. Je ne savais que faire.

Pris d’un tremblement convulsif, il dut s’interrompre encore.

— Allons, il faut vous calmer, fit Holman d’un ton apaisant.

Le malheureux lui inspirait de la pitié. Combien d’autres, innombrables, avaient connu ce matin la même expérience ? Combien de gens qui s’aimaient s’étaient dressés les uns contre les autres, combien avaient tenté de tuer ou de mutiler ceux à qui ils tenaient le plus ? Combien aussi s’étaient donné la mort ? Etait-ce une chance pour cet homme d’avoir été épargné par la maladie, ou un malheur d’avoir vu sa femme devenir démente, d’avoir dû se battre avec elle pour sauver sa propre vie ?

— N’en parlez plus, conseilla-t-il. J’essaierai de vous emmener dans un endroit sûr.

L’homme s’était repris. Il leva les yeux sur Holman.

— Mais je veux en parler ! Vous êtes la seule personne normale à qui je peux en parler. J’ai cherché de l’aide auprès des autres, mais ils sont tous semblables, tous fous. Pour quelle raison vous et moi ne sommes-nous pas devenus fous, monsieur ? Pourquoi le brouillard ne nous a-t-il rien fait ?

Holman hésita. Devait-il lui dire que, selon toute éventualité, le virus détruirait ses cellules cérébrales et que lui aussi deviendrait fou ? Que le délai variait selon les individus, que les cellules parasites mettaient plus ou moins de temps à se multiplier ? Ne devait-il pas le ramener le plus vite possible à la base, pour que Janet Halstead puisse le traiter ? Une vie à sauver, une seule vie, mais cela valait la peine dans tout ce carnage. De toute façon, sa mission était compromise, il ne pouvait rien tenter seul ; peut-être reviendrait-il avec le second véhicule quand le noyau serait localisé, mais en attendant il pouvait essayer de sauver cette vie-là.

Il n’eut heureusement pas à répondre à la question de son passager qui s’était remis à parler, revivant l’horreur de cette matinée :

— Je l’ai ligotée. Que faire d’autre ? J’en avais peur, je craignais pour ma vie. Elle est sortie de son étourdissement comme j’étais occupé à l’attacher. Elle ne s’est pas débattue, elle n’a pas parlé tout de suite  – elle me dévisageait simplement, avec ce regard effrayant. J’avais peur de le croiser, il était si... si rempli de haine !

Il secoua la tête, comme pour effacer ce souvenir.

— Et puis elle s’est mise à parler. Que d’insanités, mon Dieu ! Je n’en croyais pas mes oreilles. Jamais je n’avais entendu une grossièreté dans sa bouche, alors de telles obscénités ! Je n’aurais jamais cru qu’on puisse nourrir des pensées pareilles, et elle moins que toute autre. Elle qui était la douceur, la bonté incarnées ! Je ne pouvais pas le supporter, je ne pouvais pas rester là à l’écouter, à regarder ces yeux qu’elle avait ! Que devais-je faire, mon Dieu ? Il fallait partir, quitter Londres, en voiture, c’était la seule chance. Que trouverais-je dans les rues, je n’en savais rien, je savais seulement que je ne pouvais pas rester. Le trajet a été terrible. Impossible d’aller vite dans ce brouillard avec tous ces accidents, et ces gens partout... Partout, des fous. Certains étaient inertes au bord des rues, d’autres rampaient le long des gouttières. J’en ai vu qui étaient assis dans des voitures en flammes, ou qui faisaient l’amour dans la rue. Un homme se lardait de coups de couteau dans l’encoignure d’une porte. Dieu merci, je vous ai rencontré ! sinon, je crois que je serais devenu fou moi aussi. J’étais perdu, vous comprenez. Je ne savais pas où j’allais, et les choses tournaient de mal en pis.

Holman scrutait attentivement la route ; il devrait tourner bientôt pour prendre la direction de la base.

— Vous êtes sûr d’avoir solidement ligoté votre femme avant de partir ? s’inquiéta-t-il. Vous êtes sûr qu’elle ne pourra pas se blesser ?

— Oh, je ne l’ai pas laissée, répliqua l’homme. Comme si j’allais abandonner Louise ! Je l’aime trop pour la laisser à la merci de n’importe quel fou qui force la porte. Mais ses yeux, vous comprenez, et ces choses qu’elle racontait... Je ne pouvais pas le supporter. Il fallait qu’elle cesse de me regarder de cette façon et de dire ces horreurs. Et je ne pouvais pas la quitter, ma Louise, je tiens tellement à elle, vous comprenez... Alors je l’ai emmenée avec moi ; elle est là derrière. Je l’ai fait taire et arrêter de me regarder et je l’ai installée sur le siège arrière. Elle est là, ma Louise, derrière vous, regardez.

Holman jeta un coup d’œil rapide par-dessus son épaule et se trouva pétrifié, cloué sur place. Alors qu’il ne la guidait plus, la voiture continua à rouler sur sa lancée, de plus en plus vite car il pressait sans le vouloir l’accélérateur.

Sur le siège arrière était affalé le corps ligoté d’une femme, reconnaissable à ses vêtements. Un corps dont le cou n’était plus qu’un moignon sanglant. La dame était décapitée.

— Je ne pouvais pas l’abandonner, vous comprenez, poursuivait l’homme, pas plus que je ne pouvais supporter ce qu’elle disait et la façon dont elle me regardait. Je me suis servi d’une scie. C’était très salissant, je dois dire. La cuisine était dans un état épouvantable et j’ai dû me changer. Et elle continuait, vous savez, elle continuait à débiter ses horreurs pendant que je peinais. A la fin tout de même, elle a dû s’arrêter. Mais elle n’a pas cessé de me fixer avec ces yeux fous. Encore maintenant, regardez.

A demi agenouillé sur son siège, il tendait le bras derrière lui, cherchant quelque chose sur le plancher, à l’arrière, puis ramena sa main, l’air préoccupé.

— Regardez, monsieur, dit-il.

Il tenait par les cheveux une tête dégouttante de sang qu’il brandissait sous le nez de Holman. Et il ne se trompait pas : ses yeux le fixaient encore.

Holman sentit tous ses poils se hérisser, toutes ses vertèbres se souder. Avec un cri d’horreur, il se rejeta en arrière, tandis que sa main se détendait comme un ressort pour envoyer rouler la tête à terre. La voiture avait fait une violente embardée. L’effort de la reprendre en main donna à Holman un bref répit après le choc qu’il venait de subir.

Le passager était stupéfait de ce geste d’hostilité envers sa femme.

— Faire ça à ma Louise ! vociféra-t-il. Espèce de salaud !

Il posa délicatement la tête sur ses genoux, puis fouilla encore à l’arrière en prenant soin de ne pas faire tomber le précieux objet. Cette fois, il ramena une scie ensanglantée.

— Je vais vous tuer ! clama-t-il. Vous êtes comme les autres, un fou !

Et il s’évertua à placer l’instrument sous la nuque du conducteur. La voiture alors buta sur une bordure, puis grimpa sur le terre-plein qui occupait le milieu d’une large avenue ; le cahot projeta l’homme contre sa portière, et la scie tomba entre les épaules de Holman. Tout en s’efforçant de maîtriser son véhicule, ce dernier lança son poing qui atteignit l’homme à la mâchoire. Il écrasa la pédale du frein et les pneus s’imprimèrent sur la route, sans parvenir à s’y coller. Ils allaient s’aplatir contre un immeuble de l’autre côté de la rue, c’était certain ; mais non, la voie était libre, ils étaient engagés sur une rue latérale qui coupait la route à cet endroit précis. Une brusque descente, la voiture dérapa encore, et finit par s’arrêter en travers de la route. La secousse brutale avait jeté l’homme contre le pare-brise. Sans lui laisser le temps de récupérer, Holman s’appuya sur son dos pour ouvrir sa portière d’une poussée ; d’un même mouvement, il fit basculer l’homme sur la chaussée, achevant de dégager ses jambes avec le pied. L’inclinaison de la voiture sur cette route en pente l’aida grandement dans sa tache. La tête au regard spectral roula à terre, et entama une lente descente.

Holman ne prit pas le temps de refermer la porte. Il redémarra, exécuta une volte en manquant de peu la tête posée au milieu de la voie, redressa et maintint fermement le cap vers la descente. La portière du passager s’était refermée avec la vitesse. Il ne voulait pas s’arrêter, ni réfléchir : Il ne voulait que s’éloigner.

Un trou noir s’ouvrit devant lui, et il se trouva brusquement plongé dans l’obscurité. Une fois de plus, il actionna le frein, et la voiture s’arrêta en protestant. Devant, de chaque côté, partout, la nuit. Et derrière ? Il se rappela brusquement le cadavre décapité, se retourna d’un sursaut comme pour s’assurer qu’il était toujours là. A une trentaine de mètres, une arche carrée se découpait sur le jour gris. Le corps était tombé sur le plancher. Cette arche... Il comprit tout à coup. Il était entré dans un tunnel ! S’il ne l’avait pas saisi aussitôt, c’est qu’aujourd’hui rien n’arrivait que d’anormal.

Un tunnel, évidemment... Cette route en pente était sans doute une rampe qui y accédait depuis la voie principale. D’après le trajet qu’il avait parcouru, il était à l’entrée de ce long tunnel appelé Blackwall qui serpentait sous la Tamise, évitant aux automobilistes des kilomètres de routes embouteillées, car les ponts étaient très espacés. Deux tunnels, parallèles en fait, mais complètement séparés : l’ancien, construit vers 1890, qui menait au nord de la ville, et le plus récent, terminé à la fin des années soixante, qui menait au sud. Il s’agissait ici du vieux tunnel ; il allait l’emprunter puis suivre le fleuve jusqu’à Westminster. Et s’il rentrait tout simplement chez lui pour prendre Casey et fuir l’enfer de Londres ? Il agita la question une bonne minute avant de renoncer. Il n’avait pas réellement le choix.

Avant de se remettre en route, il tenait à se débarrasser de l’objet grotesque qu’il transportait. Il descendit donc de voiture, abaissa son siège de façon à passer le corps par sa portière, car la vieille Ford était un modèle à deux portes. Il aurait pu allumer les phares, bien sûr, mais il préférait ne pas trop voir ce qu’il faisait : la demi-pénombre lui suffirait. A tâtons, il trouva les chevilles ligotées, tira ; le corps était si étonnamment léger qu’il vint sans résistance. Il évita soigneusement tout contact avec une autre partie du corps que les chevilles ; l’idée en particulier de toucher les épaules sans tête lui donnait la nausée. Il tira le cadavre contre le mur puis, soulagé, s’essuya nerveusement les mains sur sa veste, l’œil cherchant à percer les profondeurs du tunnel.

Rêvait-il ? Elles ne lui semblaient plus aussi noires. L’endroit était envahi d’un brouillard beaucoup moins épais qu’en surface, qui ne gênait pas considérablement sa vision, et ses yeux s’étaient accoutumés à l’obscurité. Et il aurait juré voir une faible lueur là-bas, provenant d’un point situé au-delà d’une courbe qui le lui masquait. Ce ne pouvait être la lumière du jour : le tunnel ne débouchait à l’air libre qu’après quelques centaines de mètres et plusieurs tournants. La seule autre possibilité était la présence d’une voiture aux phares allumés. Avant de s’aventurer à traverser le tunnel, il allait y jeter un coup d’œil, car il n’avait nulle envie de s’attirer d’autres ennuis. Prudemment, il s’avança à la rencontre de cette inquiétante lumière.

Elle devenait plus brillante à mesure qu’il approchait, d’une étrange brillance jaunâtre qui lui rappelait celle entrevue à Winchester. L’appréhension qui l’envahit ne lui était pas inconnue ; il craignait de comprendre d’où provenait la lumière. Son cœur cognait dans sa poitrine, presque douloureusement. Il dut adopter une respiration superficielle, à petits coups, pour ne pas être indisposé par l’odeur âcre et de plus en plus forte. En suivant le mur pas à pas, il arriva au premier tournant.

Il était si progressif qu’il n’était pas besoin d’en atteindre le sommet pour voir ce qu’il dissimulait. Au-delà, le tunnel tout entier était illuminé de cette étrange incandescence particulière au mycoplasme en mutation. Le mycoplasme retrouvé ! Si les instruments de mesure de l’hélicoptère avaient perdu sa trace, c’était probablement parce qu’il s’était enfoui sous terre. En souvenir de la cave où on l’avait enfoui tant d’années ? Aurait-il cherché un abri, comme l’animal sa tanière ? L’hypothèse semblait extravagante, et pourtant... Pourtant, il s’était réfugié dans la cathédrale avant de disparaître une première fois. Etait-ce vraiment par hasard qu’il était parvenu en ces parages, dans cet abri construit de main d’homme ?

Appuyé contre la paroi, il demeura là plusieurs minutes, dans un état de contemplation proche de l’hypnose. En fait, il le comprit soudain, il résistait à l’envie d’avancer ; cette lumière l’attirait, une part de lui-même brûlait de s’y baigner. En avoir pris conscience brisa heureusement le charme : il recula, certain tout à coup que son immunité ne tiendrait pas s’il absorbait le produit sous sa forme concentrée.

Dès qu’il ne le vit plus, l’attirance cessa ; d’ailleurs, peut-être n’était-elle que le fruit de son imagination ? Il se hâta de revenir vers la voiture, tout occupé de sa découverte. Quand il l’atteignit, une idée avait germé dans son esprit.

Il sauta dans la Ford, mit le contact et entreprit de faire demi-tour. Alors qu’il manœuvrait, il vit une silhouette aux contours vagues apparaître à l’entrée du tunnel. En approchant, il reconnut l’homme qu’il avait éjecté de la voiture. Il serrait dans ses bras la tête de sa femme morte.

Fog
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